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kitabu
20 avril 2013

"Les fraises" dans "nouveaux contes à Ninon" d'Emile Zola

les fraises

 

 

 

 

 

 

 

 

Des fraises, hélas ! non, mais des fraisiers, toute une nappe de fraisiers qui s’étalait sous les ronces.
Ninon ne songeait plus aux bêtes dont elle avait une peur horrible. Elle promenait gaillardement les mains au milieu des herbes, soulevant chaque feuille, désespérée de ne pas rencontrer le moindre fruit.
- On nous a devancés, dit-elle avec une moue de dépit... Oh ! dis, cherchons bien, il y en a sans doute encore.
Et nous nous mîmes à chercher avec une conscience exemplaire. Le corps plié, le cou tendu, les yeux fixés à terre, nous avancions à petits pas prudents, sans risquer une parole, de peur de faire envoler les fraises. Nous avions oublié la forêt, le silence et l’ombre, les larges allées et les sentiers étroits. Les fraises, rien que les fraises. À chaque touffe que nous rencontrions, nous nous baissions, et nos mains frémissantes se touchaient sous les herbes.

fraises zola


Nous fîmes ainsi plus d’une lieue, courbés, errant à droite, à gauche. Pas la plus petite fraise. Des fraisiers superbes, avec de belles feuilles d’un vert sombre. Je voyais les lèvres de Ninon se pincer et ses yeux devenir humides.Nous étions arrivés en face d’un large talus, sur lequel le soleil tombait droit, avec des chaleurs lourdes. Ninon s’approcha de ce talus, décidée à ne plus chercher ensuite. Brusquement, elle poussa un cri aigu. J’accourus, effrayé, croyant qu’elle s’était blessée. Je la trouvai accroupie ; l’émotion l’avait assise par terre, et elle me montrait du doigt une petite fraise, à peine grosse comme un pois, mûre d’un côté seulement.
- Cueille-la, toi, me dit-elle d’une voix basse et caressante.
Je m’étais assis près d’elle, au bas du talus.
- Non, répondis-je, c’est toi qui l’as trouvée, c’est toi qui dois la cueillir.
- Non, fais-moi ce plaisir, cueille-la.
Je me défendis tant et si bien que Ninon se décida enfin à couper la tige de son ongle. Mais ce fut une bien autre histoire, quand il fallut savoir lequel de nous deux mangerait cette pauvre petite fraise qui nous coûtait une bonne heure de recherches. À toute force, Ninon voulait me la mettre dans la bouche. Je résistai fermement ; puis, je finis par faire des concessions, et il fut arrêté que la fraise serait partagée en deux.
Elle la mit entre ses lèvres, en me disant avec un sourire :
- Allons, prends ta part.

fraises zola1


Je pris ma part. Je ne sais si la fraise fut partagée fraternellement. Je ne sais même si je goûtai à la fraise, tant le miel du baiser de Ninon me parut bon.Le talus était couvert de fraisiers, et ces fraisiers-là étaient des fraisiers sérieux. La récolte fut ample et joyeuse. Nous avions étalé à terre un mouchoir blanc, en nous jurant solennellement d’y déposer notre butin, sans rien en détourner. À plusieurs reprises pourtant, il me sembla voir Ninon porter la main à sa bouche.
Quand la récolte fut faite, nous décidâmes qu’il était temps de chercher un coin d’ombre pour déjeuner à l’aise. Je trouvai, à quelques pas, un trou charmant, un nid de feuilles. Le mouchoir fut religieusement placé à côté de nous.
Grands dieux ! qu’il faisait bon là, sur la mousse, dans la volupté de cette fraîcheur verte ! Ninon me regardait avec des yeux humides. Le soleil avait mis des rougeurs tendres sur son cou. Comme elle vit toute ma tendresse dans mon regard, elle se pencha vers moi, en me tendant les deux mains, avec un geste d’adorable abandon.
Le soleil, flambant sur les hauts feuillages, jetait des palets d’or, à nos pieds, dans l’herbe fine. Les fauvettes elles-mêmes se taisaient et ne regardaient pas. Quand nous cherchâmes les fraises pour les manger, nous nous aperçûmes avec stupeur que nous étions couchés en plein sur le mouchoir.

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